Extrait de Vers la lumière de Teddy Fournier
Autobiographie publiée en octobre 2022 chez Transversales Éditions, extrait :
- Eh Teddy, tu avances ou tu veux qu’on te pousse ?, lance un gars en me frôlant l’épaule.
Octobre 2007. Au milieu de mes camarades, dans les rues de Breteuil, je marche, direction le cross du collège. Comme chaque année, c’est sur les chemins humides et argileux, à proximité de l’étang Boitel, fief des pêcheurs et autres gars du coin en mal de nature, que la marmaille adolescente va s’affronter au grand air.
J’imagine que dans toutes les campagnes françaises, le cross est le grand classique auquel s’adonnent les établissements scolaires en mal de sorties. Moi, je vois plutôt ça comme un prétexte pour aérer les esprits et faire courir les plus fougueux. C’est aussi un instant redouté par les moins dégourdis qui piétinent le sol avec maladresse, entre dégoût de la bouillasse et peur d’être le bouc émissaire du caïd populaire du moment. Les profs d’EPS sont sûrement aux aguets et discutent probablement conseil de classes. Comme tous les ans, ils doivent surtout surveiller les plus coriaces, tous enhardis par cet instant en semi-liberté.
En temps normal d’ailleurs, j’aurais été le premier à rigoler, à me payer la tête des bien sages, de ceux qui restent à l’arrière quand arrive la balle sur le terrain de basket, toujours avec cet air de ne rien y voir, l’angoisse du faux pas, ou de la chute malheureuse, tenaillé au corps. Je n’étais pas méchant, juste taquin, et j’avoue que j’aimais bien titiller mon monde…
Tiens, par exemple, j’aurais regardé les meufs un peu précieuses marcher dans la boue avec mille précautions, ou les intellos gênés d’être ainsi exposés, qui, sortis de leur petite zone de confort, semblent perdus et un peu bancals. Tout ça m’aurait bien fait marrer, et c’est vrai qu’en temps normal j’aurais pris un max de plaisir à ces conneries de collégien.
Pour l’heure, j’avance aux côtés de mes potes, tranquillement. Mon esprit est un peu ailleurs, mais j’essaie de ne pas m’éloigner de la réalité. Il y a Alexis, Luc, Alexandre, Josselin, bref, tous ceux qui ont partagé mon enfance. Lulu, ma sœur aînée, est aussi là, pas loin. Pour le moment, je garde le sourire même si je sens qu’une grosse emmerde plane au-dessus de ma tête. Je me dis que tout va s’arranger, que demain ce sera résolu. Et surtout, je ne parle de rien à personne, je garde ça pour moi, car après tout, ça va sûrement se tasser.
Sur la ligne de départ, on s’élance par niveau. Je suis en quatrième, donc je dois encore un peu patienter. J’essaie de me tenir prêt. Mes sens sont en éveil, je n’en perds pas une miette, j’écoute et je me concentre sur les bruits alentour.
Quand vient notre tour, Alexis, le cycliste de la bande, démarre en trombe. Inutile d’essayer de le suivre, je reste avec Brice et un autre type. J’y vais tranquille. Surtout, j’essaie de faire gaffe, de bien m’orienter. La flotte n’est pas loin, il y a des banderoles le long du parcours, mais les choses ne sont plus si simples et il ne faudrait pas que je finisse le cul dans la vase, donc j’y vais mollo.
J’arrive tant bien que mal à l’arrivée. J’entends que ça crie. Je suis content, car je m’en suis bien sorti. Enfin, je vais pouvoir souffler et alors que je commence à relâcher la pression, on me pousse. Comme une merde, je m’étale devant tout le monde. Je suis sûrement crade, je me relève en baissant la tête plus que jamais. J’ai honte. Luc se marre de sa connerie. La haine monte en moi, mais je me retiens. Ce n’est pas trop dans mes habitudes, mais je sens ce sentiment nouveau s’installer en moi. Un mélange de rage, de tristesse et de désespoir. Ses rires résonnent dans ma tête. Non mec, je n’ai pas perdu mon sens de l’humour, mais là, tu ne sais pas ce que tu viens de faire, me dis-je.
Dans les vestiaires, avant de retourner en classe, une grosse embrouille éclate avec Luc. Depuis des mois, je prends sur moi comme on dit. Depuis des semaines, j’essaie de rester optimiste. Depuis des jours, j’avance recroquevillé, anxieux et inquiet.
Par son geste, Luc a réveillé la bête. Une vague de colère me submerge et je ne parviens pas à l’exprimer autrement que par la violence. J’ai envie d’hurler et de tout casser. À ce moment précis, je prends conscience que plus rien ne sera comme avant…
Depuis deux mois maintenant, ma vue baisse. Chaque soir, je me couche en pensant que je me réveillerai avec une vision nette et précise, comme avant. Chaque matin, je constate que la situation se détériore. Chaque jour, je camoufle mon mal-être et mon angoisse à ma famille, mes amis, mes proches.
Chaque heure, je rentre un peu plus dans ma bulle, une sphère floue, noire et de plus en plus opaque.
Je dois me rendre à l’évidence. En cet automne 2007, je suis en train de perdre définitivement la vue.