Extrait d’un témoignage
*Cet extrait a été anonymisé
« En Afrique, la transmission orale constitue le terreau de chaque héritage familial, et peu de photos, d’archives ou de documents officiels retracent la vie des uns et des autres. Le hasard des discussions, des rencontres et des échanges m’a permis de reconstituer la vie de mes géniteurs, qui, eux-mêmes ballotés par les difficultés de l’existence, n’eurent d’autres choix que de suivre les chemins qu’on avait tracés tantôt entièrement pour eux, tantôt en partie.
Il n’est pas aisé de dresser un tableau exact de l’avant et du contexte qui dessina par effet ricochet un pan de ma vie, mais pour comprendre mon histoire et mes engagements, il me semblait indispensable de l’évoquer ici.
Papa, qui s’appelait XXXXXX, était né en Éthiopie en 19XX, à XXXXX, et était issu d’une famille musulmane très connue dans la région, son père étant lui-même prédicateur de l’Islam. Mon grand-père enseignait dans toute la corne de l’Afrique, c’est-à-dire dans cette zone connue surtout pour ses enjeux géopolitiques -la Somalie, l’Érythrée, Djibouti et l’Éthiopie- et il était vénéré, connu et respecté un peu à la manière d’un grand sage.
XXX XXXX, mon père, n’avait pas eu d’autre choix que celui de suivre les enseignements de l’école coranique, avait appris l’arabe et rencontré des personnalités venant des quatre coins du monde, car il avait réussi à intégrer l’Alliance française, où, remarqué pour ses capacités doublées d’une grande rigueur, il avait finalement été nommé instituteur.
La vie était paisible à Dire Dawa. Partout, des cafés à l’européenne fleurissaient, des glaciers et des pâtissiers s’installaient, on allait au cinéma : cette époque, je l’imagine gaie, stimulante et ouvrant le champ des possibles pour toute cette génération.
Dans cette ville cosmopolite où les Français de Djibouti avaient fait bâtir de somptueuses villas destinées à rendre agréables leurs villégiatures, la construction d’infrastructures modernes avait aussi été financée pour simplifier la vie de ses résidents, comme le chemin de fer reliant Djibouti à la capitale éthiopienne Addis-Abeba, dont la gare semble sortie de la campagne française. À deux pas on trouvait le Dechatu, rivière à sec une bonne partie de l’année, faisant la joie des garçons à la recherche d’un terrain de football, sport alors déjà bien implanté dans cette zone influencée par la présence britannique côté Somalie.
Dire Dawa était à l’époque une ville frontalière ouverte sur le monde, et il était commun de croiser des Grecs, Arméniens, Italiens, Turcs et des ethnies diverses, dans ce pays multiculturel et multiethnique, où cohabitaient, à l’ouest et en terres éthiopiennes, Omoro et Amhara, et, plus à l’est, les Afars et les Issas.
Alors au plus fort de sa croissance économique, la ville pouvait s’enorgueillir de la verdoyance des parcs et des jardins qui entouraient les édifices élevés dans un goût colonial bien perceptible. La pierre blanche contrastait avec l’azur du ciel, toujours éclatant et sans un nuage, tandis que de majestueux eucalyptus bordaient les avenues rectilignes tracées par les ingénieurs franco-éthiopiens, flanquées d’arbres fruitiers aux ports variés, flattant l’oeil et rafraichissant les esprits lors des fortes chaleurs. Au-dessus des têtes et à portée de bras, pendaient des mandarines, des mangues, et le fameux cœur de bœuf, -dont mon père devait se délecter-, fruit qu’on ouvre avec précaution, et dont la chair délicate et ponctuée de grains noirs révèle un petit délice sophistiqué comme seule la nature sait en créer !
Dans cet écosystème européanisé, mon père s’était intégré sans s’en apercevoir, à tel point qu’il s’amouracha d’une Française rencontrée à l’Alliance, qu’il dut quitter pour ne pas subir l’humiliation de son comportement jugé déviant. Un musulman ne pouvait pas construire une relation avec une chrétienne, et il partit précipitamment pour Addis Abeba, clouant le bec aux cancans et rétablissant l’honneur familial. »